L’Anthrotopos de Mamadou Cissé et Préfète Duffaut

Dans cette tribune, le critique d'art Carl PIERRECQ met en dialogue les œuvres des artistes Mamadou CISSÉ et Préfète DUFFAUT, tous deux explorant l'humain et le mouvement à travers le prisme des villes et de l'architecture.


Mamadou Cissé : une esthétique singulière

Mamadou Cissé développe une esthétique singulière qui confère à sa création une portée durable. Ses œuvres, minutieusement réalisées, témoignent d’un exploit technique et créatif comme le démontre ses dernières expositions collectives Rubiks, Sur le motif et Quand on arrive en ville… du rêve à la réalité (Christophe Person). Sur le plan thématique, elles évoquent, sous plusieurs aspects, les travaux de Préfète Duffaut (1923-2012), maître de la peinture populaire haïtienne, connu pour ses "villes" et "villages" imaginaires. Les deux artistes partagent une vision distincte de l’urbanisme, convergeant dans une approche esthétique et environnementale singulière, où le topos (le lieu) et l’anthropos (l’homme) se créolisent pour nourrir une réflexion sur la civilisation humaine.

Le topos de Mamadou Cissé

Les Merveilles de la Russie, Mamadou Cissé, 2021

Mamadou Cissé, avec ses villes imaginaires, peint le topos sous une forme pure et abstraite. Il ne s’intéresse pas à l’humain corporel, mais à la manière dont l’humanité façonne l’espace. Ses œuvres sont un éloge des vastes espaces urbains vus du ciel, comme un objet de contemplation. Cette perspective aérienne rappelle le regard distant du philosophe et évoque l’art autochtone australien, où la vue aérienne traduit une perception transcendante du monde. Ses lignes, cercles et formes abstraites rappellent le Temps du Rêve, concept cher aux Aborigènes.

Les villes de Cissé sont rigoureusement rectilignes et utopiques dans leur perfection académique. Leur artificialité exprime la domination humaine sur la nature, transformée en un espace harmonieux et contrôlé. Cette perfection masque l’absence humaine, révélant les lieux comme des objets façonnés par l’homme. Ses bâtiments lumineux, ses bateaux en mouvement et ses voitures suggèrent une présence humaine effacée, laissant au regardeur le rôle d’observateur. Cissé efface l’homme dans sa présence physique pour contempler la grandeur des constructions humaines.

Les villes de Cissé sont rigoureusement rectilignes et utopiques dans leur perfection académique. Leur artificialité exprime la domination humaine sur la nature, transformée en un espace harmonieux et contrôlé.
— Carl Pierrecq

Kemo City, Mamadou Cissé, (2024)

L’anthropos de Préfète Duffaut

Préfète Duffaut, lui, met l’anthropos au centre de ses paysages urbains, habités et vibrants d’activité humaine. Sa peinture célèbre la multitude et la dynamique collective, scrutant l’homme dans sa relation à l’espace et au monde. Duffaut propose une vision où l’urbanisme coexiste avec les activités humaines primitives, telles que planter des arbres ou élever des animaux. Ses œuvres illustrent une civilisation organique où le futurisme et les traditions primitives se conjuguent harmonieusement.

Cissé s’attache au topos, le lieu vu sous l’angle esthétique, tandis que Duffaut s’attache à l’anthropos, l’humain au cœur du lieu. Dans les œuvres de Cissé, la ville prend sens par la présence implicite de l’humain ; chez Duffaut, l’homme et le lieu sont inséparables.
— Carl Pierrecq

Dans ses toiles de "villes" et "villages" imaginaires, Duffaut fait disparaître les animaux pour se concentrer sur des métaphores humaines. Inspirés de lieux haïtiens, ses paysages, tout comme ceux de Cissé inspirés des mégapoles, émerveillent par leur imagination et leur puissance évocatrice.

Village Imaginaire, Préfète DUFFAUT

Dire l’anthrotopos

Malgré leurs différences, les œuvres de Cissé et Duffaut partagent une philosophie commune : l’espace urbain est le reflet de la civilisation. Très colorées et utopiques, leurs créations révèlent deux visions complémentaires de notre rapport à l’espace. Cissé s’attache au topos, le lieu vu sous l’angle esthétique, tandis que Duffaut s’attache à l’anthropos, l’humain au cœur du lieu. Dans les œuvres de Cissé, la ville prend sens par la présence implicite de l’humain ; chez Duffaut, l’homme et le lieu sont inséparables.

Le concept d’"anthrotopos" symbolise ainsi la fusion entre l’homme, la nature et l’espace urbain. Cissé célèbre la perfection des formes humaines malgré l’absence corporelle de l’homme, tandis que Duffaut illustre un dialogue constant entre l’homme et la nature. Ensemble, ils incarnent un lieu idéal où l’homme et le lieu deviennent indissociables.

Malgré leurs différences d’approche, les deux artistes partagent une quête commune : repenser l’habitat humain pour qu’il soit plus respectueux de l’environnement.
— Carl Pierrecq

Faire l’anthrotopos

Les villes imaginaires de Cissé sont pensées en hauteur, offrant une vision d’urbanisation verticale qui préserve les espaces ruraux nécessaires à la biodiversité. Il milite pour une occupation mesurée et responsable des sols, en harmonie avec la nature. Son discours éco-responsable propose des solutions aux problématiques de densité urbaine et de sauvegarde écologique.

Les œuvres de Duffaut, quant à elles, s’étendent horizontalement, célébrant la cohabitation poétique entre les espaces urbains et ruraux. Il propose une vision où l’urbanisme est pensé comme un impératif éthique et esthétique.

Malgré leurs différences d’approche, les deux artistes partagent une quête commune : repenser l’habitat humain pour qu’il soit plus respectueux de l’environnement. Leur art devient un outil de transformation sociale, une réflexion sur le vivre-ensemble dans un monde en mutation. Ils explorent le lien entre l’espace et l’homme, proposant des réponses aux questions fondamentales de notre époque : comment habiter le monde de manière responsable ? Comment coexister avec la nature sans la détruire ?

En incarnant une philosophie pratique et engagée, Mamadou Cissé et Préfète Duffaut offrent une vision d’avenir durable et harmonieuse à travers la force inventive, expressive et poétique de leur art.

Jacmel Ville, Préfète DUFFAUT

Carl PIERRECQ

Carl PIERRECQ is a journalist and critique in Arts and Literature. He was born at Petit-Goâve (Haiti.) and is a graduate in Law, Arts and Literature.