In Conversation : Eli Made l’alchimiste de l’ombre à la lumière

Eli Made (né Mafundwe) est un visionnaire dans l’âme, dont l’art émane une sagesse à la fois touchante et profonde. Né en 2003 à Bukavu, en République Démocratique du Congo, il incarne avec audace et sincérité cette nouvelle génération d’artistes congolais. Depuis son installation à Kinshasa en 2022, il se distingue par l’usage singulier de la javel sur toile : une technique expérimentale devenue sa signature, un langage à part entière. Entre art et spiritisme, Eli Made tisse ses réflexions, toile après toile, dans une quête d’expression sensible et transcendante nées d’épreuves et blessures qu’il a depuis pansées.

portrait of Eli Made Mayi arts

Eli MADE

Alchimiste des temps modernes, Eli Made est un artiste qui intérroge le psyche, en nous mettant face à notre reflet dans ses oeuvres. Dans cette interview pour Mayì-Arts, Eli Made nous ouvre la porte de son esprit et retrace son parcours et alors qu’il prépare sa prochaine exposition.

À l’origine 


Ngalula MAFWATA : Comment débute ton parcours et ta pratique artistique ?

Eli MADE : Tout a commencé par le dessin, qui est rapidement devenu pour moi un moyen d’expression essentiel. Plus tard, j’ai été initié à la photographie et à la luminologie grâce à Sighted. Et ensuite l’eau de javel Cette découverte a été une véritable révélation, notamment parce qu’elle est née d’un manque de matériel. 

Ngalula MAFWATA : La javel sur toile est une technique peu conventionnelle et qui est devenue ta signature. D'où vient cette idée ?

Eli MADE : L’idée d’utiliser l’eau de Javel sur toile est née d’un mélange de contraintes et de curiosité. À l’époque, je manquais de matériel traditionnel, et j’ai commencé à expérimenter avec ce que j’avais sous la main. L’eau de Javel, avec son pouvoir de décolorer et de transformer les surfaces, m’a fasciné. J’ai vu dans cette réaction chimique une métaphore puissante : celle d’apporter la lumière dans obscurité. Au fil du temps, cette technique est devenue une signature.


Alchimie


Ngalula MAFWATA : Quel message cherches-tu à transmettre à travers ce procédé unique ?

Eli MADE : À travers cette technique, je cherche à explorer l’alchimie entre destruction et création, entre ce qui disparaît et ce qui émerge. Mon travail est profondément lié à la résilience, à la découverte de soi et à la santé mentale. Il y a également une dimension spirituelle qui imprègne chaque pièce, comme une quête de sens à travers les épreuves et les transformations. L’eau de Javel, en altérant la matière, agit comme une métaphore puissante : son effet, qui apporte de la lumière sur une surface sombre, symbolise un parcours de transformations intérieures. C’est un processus qui évoque la manière dont nos expériences, même les plus douloureuses, peuvent révéler des aspects cachés de nous-mêmes, comme une lumière qui perce à travers l’obscurité. Chaque toile devient ainsi un témoignage de cette lutte entre l’ombre et la clarté, entre ce qui est perdu et ce qui est découvert.  


À travers cette technique, je cherche à explorer l’alchimie entre destruction et création, entre ce qui disparaît et ce qui émerge. Mon travail est profondément lié à la résilience, à la découverte de soi et à la santé mentale.
— Eli MADE


Ngalula MAFWATA : Tes œuvres dégagent une profonde signification, et un certain mélange de maturité et de spiritualité. Peux-tu nous expliquer ce qui nourrit cette dimension dans ton travail ?

Eli MADE : Merci beaucoup. Cette dimension est profondément nourrie par mon parcours personnel. Devenir orphelin à l’adolescence m’a fait traverser des épreuves intenses, et c’est de cette période que mon travail puise une grande partie de son inspiration. Plus particulièrement, il s’ancre dans le moment où j’ai commencé à sortir de la dépression, ces instants où je cherchais à retrouver la lumière après avoir longtemps vécu dans l’obscurité.  Ces expériences ont forgé en moi une sensibilité particulière, une quête de sens et de résilience qui se reflète dans chaque pièce. La spiritualité, la transformation et la renaissance sont des thèmes récurrents, car ils incarnent ce voyage intérieur où l’on passe de la souffrance à l’espoir, de la destruction à la création. Mon art est une manière de transcender ces épreuves et de partager cette lumière retrouvée. 

Liens subtiles, Eli MADE, 2023


Ngalula MAFWATA : Certains symboles, comme le cauri ou les masques, apparaissent régulièrement dans tes créations.Quelle est la signification de ces éléments et pourquoi les choisis-tu comme motifs récurrents ?

Eli MADE : Oui, ces éléments sont bien plus que des motifs pour moi – ils font partie d’un voyage profond d’acceptation de soi, surtout sur le plan culturel et identitaire. Par exemple, quand j’ai créé Liens Subtiles, c’était une manière de faire face au conflit interne que je ressentais en explorant mon histoire traditionnelle. Cette pièce a été un tournant : elle a achevé ma désaliénation, comme une réconciliation avec mes racines et une redécouverte de qui je suis vraiment.  Le cauri, avec son histoire riche et sa symbolique spirituelle, me rappelle d’où je viens. Il incarne pour moi la mémoire, la transmission et la valeur de ce qui nous précède. Les masques, eux, sont comme des miroirs – ils parlent de protection, de transformation, mais aussi des multiples facettes de notre identité. Chaque fois que je les intègre dans mon travail, c’est une façon de m’ancrer dans mon héritage tout en explorant ce que signifie être moi aujourd’hui. 


Ngalula MAFWATA : Quelles sont les principales sources d’inspiration qui influencent ton art, tant au niveau personnel que culturel ?

Eli MADE : Mes sources d’inspiration sont profondément enracinées dans mon parcours de vie et mes origines. Personnellement, mon art est nourri par les épreuves que j’ai traversées, comme le fait le  long chemin pour sortir de la dépression. Ces expériences m’ont appris à voir la beauté dans la fragilité et à transformer la douleur en quelque chose de tangible, de lumineux. Chaque toile est un peu comme une page de mon journal intime, où je explore la résilience, la renaissance et la quête de soi.  Culturellement, je puise beaucoup dans mon héritage traditionnel.  les symboles ancestraux – ce sont des ponts vers mes racines, des rappels de la richesse de mon histoire. Quand je plonge dans ces motifs, c’est une manière de me reconnecter à ce qui m’a été transmis, C’est un dialogue constant entre le passé et le présent, entre l’individuel et l’universel.

Chaque toile est un peu comme une page de mon journal intime, où je explore la résilience, la renaissance et la quête de soi.  Culturellement, je puise beaucoup dans mon héritage traditionnel.  les symboles ancestraux – ce sont des ponts vers mes racines, des rappels de la richesse de mon histoire.
— Eli MADE


Ngalula MAFWATA : Y a-t-il une œuvre qui résonne en toi d’une manière particulière, comme un écho intime ?

Eli MADE : Oui, il y a une œuvre qui occupe une place très spéciale dans mon cœur : L’Alfajiri. Elle est tellement particulière parce qu’elle marque le début d’une quête, à la fois artistique et personnelle. C’est une pièce qui annonce la mise en place de ma démarche, comme un point de départ vers tout ce qui a suivi.  L’Alfajiri – qui signifie « l’aube » en swahili – a été créée à un moment où je commençais à émerger d’une période sombre. C’était comme un nouveau chapitre, une renaissance. À travers cette œuvre, j’ai exploré les thèmes de la lumière qui perce après l’obscurité, de la transformation et de l’espoir. Elle incarne ce moment où j’ai senti que je pouvais enfin respirer, où j’ai commencé à croire en la possibilité de guérison et de croissance. Ce qui me touche profondément, c’est qu’elle porte en elle une part de mon histoire intime, mais aussi une universalité. Elle parle à tous ceux qui ont traversé des épreuves et qui cherchent à retrouver la lumière. Chaque fois que je la regarde, elle me rappelle d’où je viens et où je vais – c’est une œuvre qui me reconnecte à mon essence et à ma mission.

Murmuration Over Moor, Eli Made, 2024

Jusqu’à présent, mes œuvres étaient très centrées sur une exploration individuelle, avec des sujets solitaires qui renvoient à des archétypes presque jungiens – des figures introspectives, en quête de lumière et de transformation.  Aujourd’hui, je me sens prêt à élargir cette vision.
— Eli MADE


Ngalula MAFWATA : Le Congo connaît aujourd'hui une effervescence créative avec l'émergence de plusieurs mouvements, dont le Kongoisme. Comment te situes-tu dans cette dynamique, et comment définirais-tu ton propre art ?

Eli MADE : Contribuer à cette effervescence créative est un honneur. Le Congo est un terreau incroyable, où l’art puise dans nos traditions tout en se réinventant. Des mouvements comme le Kongoisme montrent à quel point notre culture est vivante et diversifiée.  Dans cette dynamique, je cherche à apporter une voix singulière, en mêlant mon héritage congolais à des questions universelles : la résilience, la quête de soi, la transformation. J’aime penser que je contribue à cette richesse en apportant une voix singulière, une perspective qui mêle le personnel et le collectif, le traditionnel et le contemporain


Ngalula MAFWATA : À travers tes toiles, quelle portée cherches-tu à donner à ton art ?

Eli MADE : À travers mes toiles, je veux transmettre un message d’espoir et de résilience. J’aimerais que chacun puisse y voir une invitation à embrasser ses vulnérabilités, à accepter les transformations et à trouver de la lumière même dans les moments les plus sombres.  Je cherche à ce que mon art résonne au-delà des frontières, qu’il touche ceux qui se reconnaissent dans ces luttes intérieures et ces quêtes identitaires. Mon rêve est qu’il inspire, qu’il questionne, et qu’il rappelle que même dans la destruction, il y a une possibilité de renaissance. 

Le Congo est un terreau incroyable, où l’art puise dans nos traditions tout en se réinventant. Des mouvements comme le Kongoisme montrent à quel point notre culture est vivante et diversifiée. 
— Eli MADE


Ngalula MAFWATA : Quels thèmes penses-tu explorer dans tes futures créations ? Y a-t-il des sujets qui t'attirent particulièrement pour tes prochaines œuvres ?

Eli MADE : Jusqu’à présent, mes œuvres étaient très centrées sur une exploration individuelle, avec des sujets solitaires qui renvoient à des archétypes presque jungiens – des figures introspectives, en quête de lumière et de transformation.  Aujourd’hui, je me sens prêt à élargir cette vision. J’aimerais explorer des compositions avec plus de personnages, des interactions, des dialogues visuels qui racontent des histoires collectives. Cela pourrait être une manière d’aborder des thèmes comme la connexion humaine, la communauté, ou même les tensions entre l’individu et le groupe.  

Cela dit, je pense que les personnages solos resteront toujours présents dans mon travail. Ils incarnent une intimité, une profondeur que je ne veux pas abandonner. C’est un équilibre que je cherche à trouver : entre l’individuel et le collectif, entre l’introspection et le partage.

Retrouvez le travail de Eli Made sur ses espaces personnels et lors de sa prochaine exposition chez Galerie Angalia. 

Ngalula MAFWATA

Ngalula MAFWATA is the founder of Mayì-Arts.

https://www.mayiarts.com
Previous
Previous

Au cœur de l’art de Manyaku Mashilo : un voyage à travers la féminité sacrée

Next
Next

In Conversation: Lucky Mamu UNU conteur contemporain