Rencontre avec la galeriste qui dynamise la sphère artistique du Sud global

Co-fondatrice de Loft Art Gallery, Yasmine BERRADA a joué un rôle fondamental dans la redéfinition de la présence de l’art marocain sur la scène internationale. À seulement 24 ans, elle lance la galerie avec sa sœur, créant un espace où l’héritage et l’expression contemporaine se rencontrent. Depuis 16 ans, elle construit des ponts entre les modernistes et les nouvelles générations, façonnant un échange dynamique entre le Maroc et la scène artistique mondiale.

Dans cet entretien, Yasmine Berrada revient sur l’évolution de Loft Art Gallery, depuis sa mission initiale de mise en avant des modernistes marocains jusqu’à son expansion à Marrakech et sa participation historique à Art Basel Paris. Elle évoque aussi son parcours dans un secteur historiquement dominé par les hommes, les transformations du marché de l’art contemporain africain et son engagement à amplifier les voix sous-représentées tout en renforçant le dialogue entre le Sud global et le monde de l’art international.

Yasmine BERRADA, Credit : Courtesy of Loft Art Gallery

Maria YIGOUTI : Qu’est-ce qui vous a inspirée, vous et votre sœur, à créer Loft Art Gallery à vos débuts ? Avez-vous rencontré des défis inattendus ou vécu des expériences fondatrices qui ont façonné l’identité de la galerie ? Comment sa mission et sa vision ont-elles évolué depuis ?

Yasmine BERRADA : J’ai lancé Loft Art Gallery à 24 ans avec ma sœur. Issue d’une formation en finance, cela représentait un vrai changement de cap. J’aime dire que c’est l’art qui m’a trouvée, plutôt que l’inverse. J’ai toujours eu une passion profonde pour l’art, mais en entrant dans cet univers, je ne savais pas à quoi m’attendre. J’ai vite appris à y naviguer. L’un des plus grands défis a été de trouver ma place en tant que jeune femme marocaine et d’acquérir une crédibilité dans le milieu. D’une certaine manière, je suis reconnaissante envers ceux qui ont été réticents au départ : ils nous ont poussées à nous améliorer, à nous questionner et à constamment chercher l’excellence.

Dès le début, nous avons voulu raconter une histoire à travers nos artistes. Nous avons commencé avec les modernistes marocains, car l’histoire de l’art du pays est encore jeune. Travailler avec des artistes des années 1960, dont certains étaient encore en vie, a été une expérience incroyable. J’ai énormément appris d’eux. Les modernistes et l’École de Casablanca étaient notre point de départ, mais naturellement, la galerie a évolué depuis.

Maria YIGOUTI : Loft Art Gallery représente un éventail d’artistes allant de Mohamed Melehi, icône de l’École de Casablanca, à des voix contemporaines comme Mous Lamrabat et Amina Agueznay. Qu’est-ce qui vous interpelle chez ces artistes et comment sélectionnez-vous les talents que vous accompagnez ?

Yasmine BERRADA : Dans ce métier, j’ai toujours suivi mon intuition. Le monde de l’art est profondément émotionnel : il faut s’y investir avec passion. Le rôle d’une galeriste ne se limite pas à exposer des œuvres, il s’agit aussi de mettre en lumière les artistes et de valoriser leur singularité. Lorsque j’ai rencontré Mohamed Melehi, j’ai immédiatement été attirée par son travail, mais aussi par son esprit. Cette connexion est devenue le socle de notre collaboration. Nous avons aussi travaillé avec d’autres figures pionnières comme Farid Belkahia, animées par l’envie de comprendre leur histoire et l’héritage de l’École de Casablanca. Leur contribution a non seulement façonné le modernisme marocain mais aussi influencé durablement les générations futures.

Aujourd’hui, nous accompagnons des artistes contemporains aux démarches singulières et audacieuses. Mous Lamrabat, par exemple, est un jeune photographe qui mêle culture pop et récits visuels percutants, offrant un regard neuf sur l’identité et l’hybridité culturelle.

Maria YIGOUTI : Avec l’ouverture du nouvel espace de Loft à Marrakech, comment cette expansion contribue-t-elle au dynamisme culturel de la ville et à sa reconnaissance croissante sur la scène artistique mondiale ?

Yasmine BERRADA : L’ouverture de notre espace à Marrakech était une évolution naturelle. Nous cherchions le bon lieu depuis plusieurs années et, une fois trouvé, tout s’est aligné. Nous sommes ravis d’être installés à Guéliz, dans un immeuble des années 1930 à l’architecture unique qui nous ancre dans ce quartier historique.

Cette expansion répond aussi à un besoin que nous ressentions depuis longtemps. Grâce à notre participation aux foires internationales, la galerie est devenue de plus en plus globale, attirant un public varié qui visite souvent Marrakech, aujourd’hui une véritable ville-monde.

Notre présence ici nous permet de renforcer nos liens avec les collectionneurs et amateurs d’art que nous rencontrons tout au long de l’année à Londres, Paris ou New York. Cela renforce notre identité de galerie marocaine : profondément ancrée au Maroc, mais avec une portée internationale.

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Amina Agueznay, Fieldworks Volet 3, Courtesy of Loft Art Gallery

Maria YIGOUTI : Qu’est-ce qui distingue la scène artistique de Marrakech et comment les artistes de Loft reflètent-ils cette reconnaissance grandissante de la créativité marocaine ?

Yasmine BERRADA : La scène artistique de Marrakech est unique et attire de plus en plus d’artistes contemporains qui puisent dans son énergie. Depuis longtemps, la ville fascine les artistes – sa lumière, son atmosphère – mais cet attrait est aujourd’hui plus fort que jamais. On assiste à un essor des ateliers d’artistes et à l’émergence d’institutions privées et publiques, dont des musées. Un véritable écosystème se met en place et ne cesse de s’étendre, ce qui est très prometteur pour l’avenir.

Maria YIGOUTI : Comment Loft Art Gallery agit-elle comme un catalyseur d’échanges culturels, notamment face à l’intérêt croissant pour l’art africain ?

Yasmine BERRADA : Notre mission est de promouvoir l’art marocain et africain à l’échelle internationale. Nous le faisons à travers notre présence dans les grandes foires – à Londres, Paris, Miami, New York, Dubaï – mais aussi via nos collaborations institutionnelles, nos projets curatoriaux et nos publications.

Loft Art Gallery est avant tout une aventure humaine. Nous racontons des histoires authentiques qui résonnent au-delà des frontières. Notre travail crée du dialogue, tisse des liens et favorise une compréhension culturelle plus profonde, ce qui me semble plus essentiel que jamais aujourd’hui.

Maria YIGOUTI : Par ailleurs, quel a été l'impact de cet échange selon vous, et quels sont, à votre avis, les facteurs clés qui expliquent l'intérêt croissant à l'échelle mondiale pour l'art contemporain africain, et plus particulièrement pour l'art contemporain marocain ?

Yasmine BERRADA : Lorsque nous avons commencé il y a 16 ans, le marché de l'art marocain était principalement local : les collectionneurs acquéraient principalement de l'art marocain, et les galeries se concentraient sur la présentation d'artistes locaux. Cependant, au fil du temps, le paysage a considérablement évolué. Aujourd'hui, le marché est bien plus ouvert, avec des galeries qui exposent des artistes venus de tout le continent et de sa diaspora, aux côtés de noms internationaux. Les collectionneurs marocains, eux aussi, ont élargi leurs horizons, investissant de plus en plus dans des artistes au-delà des frontières nationales. Cette évolution reflète une ouverture croissante et une intégration plus profonde du marché marocain dans la scène artistique mondiale—une étape essentielle pour son développement continu.

À mesure que le marché mûrit, il devient plus réceptif aux artistes émergents, ce qui nous permet d’introduire de nouveaux talents avec plus de confiance. Les collectionneurs et les institutions sont impatients de découvrir de nouveaux noms et sont plus disposés à investir dans des artistes qu'ils rencontrent pour la première fois. Ce changement repose également sur la confiance à long terme établie entre les collectionneurs et les galeries. Aujourd'hui, les collectionneurs n'acquièrent pas seulement des œuvres d'art, mais investissent dans la vision et la curation de la galerie elle-même.

Yasmine Berrada

La scène artistique de Marrakech est vraiment unique, attirant un nombre croissant d'artistes contemporains qui trouvent leur inspiration dans son ambiance. Les artistes ont longtemps été captivés par Marrakech : sa lumière, son énergie mais cette attraction créative est plus forte que jamais.

Yasmine BERRADA, Loft Art Gallery

Maria YIGOUTI : Loft Art Gallery a marqué l’histoire en devenant la première galerie marocaine à participer à Art Basel Paris avec une exposition solo de Mohamed Melehi. Comment percevez-vous ces réussites et leur impact sur la visibilité de l’art marocain à l’international ?

Yasmine BERRADA : Participer à Art Basel est un moment clé dans la vie d’une galerie. Cette année, nous avons eu l’honneur de représenter le Maroc pour la première fois à Art Basel Paris – un immense motif de fierté, à la fois personnellement et pour la scène artistique marocaine. Nous avons toujours visé l’excellence et cherché à hisser l’art marocain aux plus hauts niveaux internationaux. J’espère que ce n’est que le début d’un parcours encore plus ambitieux.

Mous LAMRABAT, Powerpuff, 2024

Maria YIGOUTI : En tant que femme pionnière dans le paysage culturel d’Afrique du Nord, comment votre leadership a-t-il contribué à bousculer les structures traditionnelles ?

Yasmine BERRADA : Entrer dans le marché de l’art à 24 ans en tant que femme marocaine a été un véritable défi. Ma sœur et moi avons abordé cet univers avec une certaine naïveté et avons rapidement été confrontées à certaines formes de résistances, non seulement en raison de notre âge, mais aussi parce que nous étions des femmes.

Chaque obstacle surmonté était une victoire. Je les dédie à mes détracteurs, à mon travail acharné, mais aussi à toutes les femmes qui luttent quotidiennement pour trouver leur place dans des espaces dominés par les hommes. Mon plus grand accomplissement est peut-être de montrer à ma fille qu’avec de la persévérance, on peut briser les barrières.

Entrer dans le marché de l’art à 24 ans en tant que femme marocaine a été un véritable défi. Ma sœur et moi avons abordé cet univers avec une certaine naïveté et avons rapidement été confrontées à certaines formes de résistances
— Yasmine BERRADA

Maria YIGOUTI : Quels sont les prochains projets phares de Loft Art Gallery ?

Yasmine BERRADA : Nous avons de nombreuses expositions à venir. Ce qui me motive le plus, c’est de présenter de nouveaux artistes. Chaque lancement est un pari, mais lorsqu’il résonne, c’est une véritable victoire.

En tant que galerie marocaine avec une portée internationale, notre mission est d’amplifier les voix du Sud global – des voix qui ont tant à apporter à travers leur langage et leurs récits. L’art crée du dialogue et construit des ponts. C’est ce que nous nous efforçons de faire chaque jour.

Maria YIGOUTI

Maria Yigouti is an independent editor and curator based in Casablanca. With a background in Design and Visual Communication, she is the founder of The Yapper, a platform amplifying Southern and diasporic voices.

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