In conversation : Marcel KPOHO, le dompteur de monstres humains
Originaire de Porto-Novo, Bénin, Marcel KPOHO (n.1988) est un invocateur des temps modernes. Ses sculptures et monstres en caoutchouc témoignent de la nature humaine, des combats internes de l’âme ainsi que du sacré. Entre mythes oubliés et contes contemporains, l’artiste récemment célébré à Révélation ! Art du Bénin, requestionne l’histoire du Bénin et en rappelle l’importance.
Marcel KPOHO
Ngalula MAFWATA : Quels ont été les éléments déclencheurs de votre parcours artistique ?
Marcel KPOHO : À l’origine je suis enseignant en mathématiques. J’ai toujours eu un esprit rebelle, non par volonté, c’était quelque chose d’ancré en moi. Souvent à contre-courant dans mes opinions et ma façon de faire, je me suis souvent senti incompris par les personnes de mon âge, alors qu’avec mes aînés, j’ai toujours trouvé un terrain d’échange propice au débat et à une meilleure compréhension des idées. Aujourd’hui encore, je m’entends très bien avec les personnes âgées ou encore les enfants, à se demander si je suis jeune ou vieux. J’ai grandi avec le sentiment d’être en marge, incompris dans mes visions et objectifs, car ils différaient de la norme. Qui suis-je ? Pourquoi suis-je sur terre ? Cette quête de sens et de compréhension de mon identité m’a conduit vers l’art. J’observe, j’apprends de mes expériences. Mon environnement me parle, chaque détail devient une source d’inspiration.
Ngalula MAFWATA : Comment se sont passés des débuts, comment en êtes-vous venu à travailler avec les pneus recyclés et quelle est leur signification dans votre démarche artistique ?
Marcel KPOHO : J’ai commencé par le dessin et la peinture à travers lesquels j’exprimais le côté caché de la nature humaine et de chaque individu. L’ambivalence de l’être humain est un sujet qui me fascinait et aujourd’hui encore. Au cours de mes recherches, j’ai constaté un problème auquel nous étions confrontés dans notre société béninoise et en particulier dans ma ville où les pneus faisaient parti du paysage urbain, leur présence normalisée. J’ai alors entamé un travail de recyclage avec ces matériaux et en utilisant la couleur noire de ces pneus comme symbolique qui évoque la face cachée de l’humanité, tout ce qui est difficile à cerner. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs je ne peins pas ces pneus et leur conserve leur couleur noire d’origine. Je trouve dans la couleur noir de la neutralité et une forme positive. L’ambivalence de l’homme se démontre dans sa capacité à se présenter sous un angle particulier et incarner en réalité la monstruosité par exemple. Nous croisons beaucoup de personnes qui ont cette capacité à jouer des masques et avec une grande facilité.
Ngalula MAFWATA : Votre travail met en avant l’usage du masque et l’invocation des éléments naturels à travers le Vodoun. Comment ces pratiques s’inscrivent-elles dans votre démarche artistique et quel message souhaitez-vous transmettre ?
Marcel KPOHO : La société nous contraint à porter des masques dans certaines situations pour exister, se protéger, parfois nuire. Or il faut prendre le temps de connaitre les gens, d’entrer dans leur univers. Étant Béninois, l’invocation de la nature et de ses quatre éléments à travers le Vaudoun est pour moi une manière de célébrer et de respecter notre environnement. À travers mes masques, je réalise des invocations pour exprimer cette spiritualité tout en soulignant l’importance de la nature. Mon travail vise à apporter une contribution positive à notre société en alliant spiritualité et culture. Le Vodoun est une culture avant tout avec ses valeurs positives et négatives en fonction de l’utilisation que l’on en fait. On y trouve beaucoup d’enseignements et valeurs, que je ne peux mettre en comparaison avec d’autres pratiques spirituelles. C’est une identité et une culture avec des valeurs très importantes.
Ngalula MAFWATA : Certaines de vos sculptures évoquent le monstre et l’humanité simultanément dans une forme de dualité, quel sens expriment-elles ?
Marcel KPOHO : Mes sculptures sont une forme d’invocation. À l’image des religions qui externalisent les notions de Dieu et du Diable, du monstre et du démon, je réfute cette séparation : tout cela existe en nous. L’être humain porte en lui à la fois une part d’ombre et une part de lumière. Les formes de mes sculptures traduisent cette dualité, en évoquant les aspects tortueux de l’humanité, ce qui est perçu comme mauvais ou diabolique. Le mal est une réalité inévitable, une composante intrinsèque de notre nature. Dieu et le Diable ne sont pas des entités extérieures, mais des forces que nous portons en nous. Le véritable enjeu de l’existence est de canaliser ces énergies pour mettre en avant le positif et façonner l’image que nous projetons dans la société.
C’est pourquoi mes sculptures évoquent la métamorphose et l’état de changement constant de l’homme qui se transforme tout au long de sa vie. Mon oeuvre Kondo, le requin exposé à la Conciergerie durant l’exposition Révélation ! Art contemporain du Bénin durant automne montre la transformation du Roi Béhanzin déchu et exilé lors de son temps.La métamorphose de l’histoire du Bénin durant la colonisation résulte des épreuves auxquelles l’homme a été confronté.
“Mes sculptures sont une forme d’invocation. À l’image des religions qui externalisent les notions de Dieu et du Diable, du monstre et du démon, je réfute cette séparation : tout cela existe en nous. ”
Ngalula MAFWATA : Il y a un effort constant du Bénin fait pour revaloriser l’art et la culture et de construire des ponts culturels auxquels vous êtes participant, comment percevez-vous ces rapprochements ?
Marcel KPOHO : Les ponts culturels ne sont pas nouveaux. Un exemple frappant, si l’église catholique a pu se déplacer et s’implanter à travers le monde et rester influente c’est grâce à l’art. L’art raconte une histoire, il parle de tout. Il suffit d’observer le Vatican aujourd’hui pour s’en rendre compte. Si nous voulons transmettre notre culture, nous devons l’exprimer à travers l’art afin qu’elle perdure de génération en génération. L’histoire témoigne des rencontres qui ont façonné nos sociétés : celle avec les missionnaires venus évangéliser l’Afrique, mais aussi celle, plus brutale, avec les colons. Cette dernière s’est accompagnée d’une tentative systématique d’effacer la culture originelle, notamment en diabolisant des savoirs ancestraux qualifiés de "sorcellerie", alors que leurs équivalents occidentaux étaient considérés comme des sciences ou des connaissances. Pendant des années, un effort continu a été mis en œuvre pour conduire à l’oubli de cette richesse intellectuelle et spirituelle.
Prenons l'exemple des œuvres pillées et conservées dans certains musées occidentaux. Voir ces objets, c'est prendre conscience de la richesse des connaissances et de la puissance de nos ancêtres, ce qui renverse l'idée répandue selon laquelle nous manquerions de culture. Cependant, peu nombreux sont les Béninois, par exemple, qui ont accès à ces objets exposés en Occident aujourd'hui, faute de visas.
Aujourd’hui, en tant qu’artistes, nous avons le pouvoir de changer cette dynamique, d’influencer l’histoire. Pendant trop longtemps, celle-ci a été écrite par ceux qui détenaient le pouvoir, et non par les peuples en position de faiblesse. L’art nous offre aujourd’hui la possibilité de questionner le passé, de dialoguer avec nos ancêtres et de raconter notre histoire sous un nouveau prisme.
Ngalula MAFWATA : Notre époque est particulière en ce que nous pouvons effectivement rétablir les récits du passé tout en demeurant dans le présent, au delà de l’histoire et de la position géographique. Aujourd’hui vous êtes entre le Bénin et la Suisse, comment cela influence-t-il votre pratique ?
Marcel KPOHO : Je suis actuellement au Bénin où je me ressource, c’est ma maison et une chose que je constate est que le sacré existe encore en Afrique. En revanche, cette dimension a disparu en Occident, où l'on évolue dans un environnement où tout semble possible. Là-bas, on peut faire ce que l’on veut. Les totems n'existent plus, contrairement à chez moi, où nous avons encore des interdits, des règles et des pratiques profondément ancrées dans notre culture. L’Art fait partie de ce sacré, c’est une invocation, l’appel à la nature.
C’est au Bénin que je puise ma créativité principalement, nourrie par la nature qui m’entoure, ainsi que par mon environnement et les personnes qui m’entourent, y compris mes camarades artistes et ceux que je rencontre en Suisse. Nous apprenons de nos cultures respectives. Le caoutchouc et les pneus occupent une place centrale dans mon œuvre, en raison de la symbolique qu’ils portent et de leur histoire. Dans cette matière réside l’histoire de la rencontre entre l’Afrique et l’Occident. L’hévéa, par exemple, raconte l’histoire du Congo, où il servait de monnaie d’échange, parfois même utilisée comme une taxe pour des pratiques aussi extrêmes que l’amputation des membres. Cette histoire est inscrite dans le caoutchouc. Nos ancêtres travaillaient durement, et aujourd’hui, ce matériau a remplacé la force physique qui était autrefois essentielle à l’existence humaine : voitures, roues, etc. Ces matières nourrissent l’Occident, mais elles ne sont pas nécessairement transformées sur place.
Ngalula MAFWATA : Le perte de sacré est-elle irréversible ?
Marcel KPOHO : L’état actuel de la société me laisse penser qu’il est déjà trop tard. Paradoxalement, ici en Occident, nous vivons dans une société de non-dits, où certains sujets sont tabous et évités. Tout comme la paix entre les hommes, à mon sens, n’est pas un objectif réalisable, et je doute qu’elle puisse jamais exister pleinement.
Marcel KPOHO au Bénin lors de cet entretien travaille actuellement sur plusieurs oeuvres tout en poursuivant des travaux d’études en Suisse.
Les travaux de Marcel KPOHO sont à découvrir sur www.marcelkpoho.com, Artsy et ses espaces personnels.